"Confluences" a fait, naguère, suffisamment de réserves sur l'oeuvre poétique d'Aragon pour qu'en toute impartialité je puisse témoigner de mon admiration pour un art aussi significatif, aussi brillant. Ses défauts n'empêchent pas l'auteur des Yeux d'Elsa (Cahiers du Rhône, éd. La Baconnière), d'être le poète le plus rprésentatif de la France, depuis la guerre. Les chant de ce recueil touchent par un accent de tendresse et de pathétique bien rare dans notre littérature depuis Musset. Mieux que les vers du Crève-coeur parce que plus dépouillés et de ton plus soutenu, ceux des "Nuits", de la "Plainte pour la mort de Mme Vittoria Colonna", du "Cantique à Elsa", de "Plus belle que les larmes", etc... magnifient la douleur et l'espérance de tous.
Et tant mieux si cette poésie semble couler aisément, si ellenous rappelle des voix connues, des voix françaises: dans sa remarquable préface, véritable manifeste poétique, Aragon s'en justifie et s'en félicite avec raison. Tant mieux s'il n'y a plus d'hermétique en ces pages que le lystère même de toute émotion, tant mieux si le "secret du coeur" nous est rendu.
Avec Brocéliande (Cahiers du Rhône, éd. La Baconnière), le poète montre son étonnante souplesse et l'ampleur de son talent. Dans ce long poème presque entièrement admirable, il manie tantôt le vers libre et tantôt le vers régulier avec une égale maîtrise. [...]
Ainsi l'art d'Aragon, empruntant des accents celtiques, poursuit une voie déjà illustrée par Marceline, par Victor Hugo (et aussi par Henry Bataille), par tous les poètes de l'amour et de la France.
Singulier destin littéraire et poétique que celui d'Aragon. Quel chemin parcouru depuis Feu de joie, Anicet ou le Panorama, jusqu'à Les Voyageurs de l'impériale et Le Cantique à Elsa ou Brocéliande.
Après avoir écrit Le Paysan de Paris, ce livre si peu réaliste, il achevait avant cette guerre un roman réaliste et parodique, Les Voyageurs de l'impériale. Après avoir été l'un des adeptes les plus fervents du surréalisme on le voit l'abandonner complètement, sinon le renier, revenir sagement à une poésie classique et ordonnée pour chanter la douleur et les malheurs de sa patrie meurtrie. On le voit redécouvrir les troubadours du XIIIe siècle (cf. La Leçon de Ribérac - "Fontaine" no 14) et la poésie lyrique du Moyen-Âge. On le voit, à travers un moule emprunté directement à Guillaume Apollinaire, réintégrer dans notre poésie justement des formes des poètes du Moyen-Âge. Tout cela avec un panache et une virtuosité qui nous font souvenir le premier d'Edmond Rostand et la seconde de Théodore de Banville. Cette prodigieuse habileté protéiforme peut-être, est-ce là l'essence même de la nature et du talent d'Aragon.
Avec Brocéliande, Aragon nous propose en sept parties un long poème-rébus. À l'intérieur du poème il y a un thème caché, qu'il faut découvrir. La difficulté n'est pas grande au reste. Cette forêt de Brocéliande qui dans la légende celtique enfermait l'enchanteur Merlin a dans le poème la France pour prisonnière. Dans la partie intitulée "Vestiges du culte solaire célébré sur les pierres plates de Brocéliande", le soleil invoqué symbolise le libérateur de la France prisonnière, la liberté. Dans celle intitulée "La Nuit d'août", le symbole est plus clair encore: c'est la nuit où seront vengées toutes les victimes tuées par l'envahisseur et dont le poète entend les voix:
[...]
Une fois le jeu des devinettes terminé, que reste-t-il du poème? Le chant d'Aragon, certes. Il demeure souvent prestigieux et profondément émouvant:
[...]
Certes les passages où le chant Aragon nous touche ainsi sont nombreux. Mais trop souvent on en est réduit à admirer la prodigieuse habileté verbale de l'auteur. Elle est ici plus grande que jamais: perfection de la forme, du rythme, de la structure interne des strophes, de l'amplification des images. Et quel tourbillon, quel mouvement emporte le poème tout entier! Il n'empêche qu'Aragon se laisse parfois grisé par sa réussite verbale, et il n'y a plus chant humain, mais seulement virtuosité, sous laquelle disparaît le chant intérieur. Ah! on voit bien ce qui a fait l'immense succès d'Aragon. Outre qu'il a su incarner une voix française, celle-là même que les Français attendaient au plus intime de leur sensibilité, après juin 40, l'auteur du Crève-Coeur a réinstauré dans la poésie aux yeux du grand public, la clarté, le sentiment, le coeur et il en a banni tout hermétisme. Pour tout dire il a réintroduit dans la poésie française une certaine "humanité" dont l'absence était à déplorer; par son entremise, indéniablement, le grand public est revenu à la poésie. Mais par ailleurs, comment ne pas voir tout ce que la poésie perd avec Aragon d'intériorité, de mystère ineffable? Comment ne pas voir que la magie verbale acquiert la suprématie au détriment de la substance poétique? Comment ne pas déplorer les voies multiples qu'une telle poésie ouvre à la facilité?
La poésie française prend la forêt. Elle y cherche protection sans doute, mais elle y trouve aussi certains dépôts secrets. La forêt est une terrible receleuse de colère et de force mystérieuse. Elle tient au sol avec l'obstination des occupants légitimes. Elle exploite ses vieux droits qu'elle n'est pas prête à céder. Son ombre porte conseil à ceux qui tiennent le moins à demeurer soumis:
[...]
Il se fait un curieux murmure dans les bois. Les feuillages de Birnam ne font pas à Macbeth des signaux amicaux. La forêt de Teutoburg est un mauvais bivouac, n'est-ce pas, Varus? Chaque taillis contient des maléfices pour les intrus. Artus ni Merlin ne sont endormis; les chevaliers s'arment dans les clairières... La forêt persiste dans le paysage comme une ancienne mémoire ineffaçable; c'est en elle que se condensent et s'accumulent les légendes qui expriment le sens d'un peuple et d'une terre. La Poésie (pour ne pas parler des poètes) retourne d'instinct à ces lieux forestiers comme à des territoires sacrés. Ce ne sont pas les oréades ni les rencontres de Pan qu'elle va rejoindre, - il faut laisser à Versailles les mythologies acclimatées. Les voix qu'elle consulte dans les bois sont celles qu'on a entendues dans les premières chansons. La persistance végétale a conservé intactes certaines réalités originelles qui font corps avec un horizon et qui pourtant sont toutes spirituelles. Et c'est aux poètes qu'il appartient de déchiffrer la phrase sans âge modulée par la courbe des frondaisons. Ce n'est pas en vain qu'Aragon va chercher dans la Brocéliande celtique, qui est une grande "réserve" de poésie héroïque, ces brandons d'un feu sorcier d'où naîtront demain bien d'autres incendies; ce n'est pas en vain non plus que Pierre Jean Jouve situe son dernier poème [Le Bois des Pauvres] [...].
[...]
Aragon possède ce don étonnant de savoir évoquer la réalité commune sans cesser de donner la main à la légende. Certes il ne songe guère à se priver du droit qu'ont les poètes de parler "par figures". Comment dire aujourd'hui certaines choses, à moins de les désigner par jeu de figures? Mais il arrive chez Aragon que les figures prennent force de réalité, si bien que la légende n'apparaît plus comme une voie détournée: sous les dehors de la fable cette poésie s'avance au combat rapproché.
La surpprise pour nous est de voir Aragon renoncer par trois fois à poursuivre cette carole de rimes tierces où les mots s'apppellent entre eux par affinité de livrées. Nous savons qu'il est passé maître dans les carrousels de rimes, où Courage a pour servant Amour. Il nous semblait parfois que la dextérité s'exerçait là au préjudice de l'intensité. Voici dans Brocéliande trois grands poèmes "libres" qui alternent avec des pièces régulières. C'est l'exaspération de la colère sans doute qui a emporté les digues, et nous lui devons l'extraordinaire impulsion d'un poème comme La fausse pluie...
Il vaut la peine de confronter ici le poème de Jouve et celui d'Aragon dans les parties où ils expriment le ravage de la catastrophe en marche. On verra comment deux poètes, tout en demeurant fidèles à leur originalité propre, sont conduits par la nécessité du sujet vers une même allure de précipitation sauvage. Le langage certes ne témoigne d'aucune ressemblance, mais le rythme et la dynamique effrénés sont de nature identique chez Jouve et Aragon. Il faut admettre qu'une même réalité tendait à travers ces deux poètes à trouver son expression, et qu'elle leur a imposé la loi de son mouvement et sa contrainte obsessionnelle. [...]
[...]
Le Bois des Pauvres et Brocéliande s'achèvent tous deux par des appels d'avenir. En ce point encore il faudrait les confronter. Le futur, une fois franchi le moment de la délivrance souhaitée d'un même coeur, n'apparaît pas dans les deux poèmes sous un même visage. Aragon n'est pas chrétien, et Jouve invoque la "loi du Christ". L'unanimité est difficile. Mais tous deux savent qu'il faut se frayer un chemin vers l'unité.