• 1928
  Le bonheur! Vers quel siècle apparaît donc [...] ce concept qui ne peut être que récent? Voilà une chose qu'on aimerait savoir, et pas un travail sérieux pour nous renseigner! J'aime à comparer les humains aux enfants de la vache, mais quand l'idée du bonheur dans l'eau de mon esprit remonte enquise de ludion prouvant par là-même que le petit bonhomme est creux, je trouve plus injurieux et plus juste de les comparer à leurs propres moutards. N'êtes-vous pas honteux, de grands garçons comme vous, d'aller toujours cacher votre nez dans les jupes d'un mot? Ça vous paraît un but à votre vie, le bonheur? Ça vous paraît exister? Oh le noir orateur, s'exclament-ils terrifiés de ma petite remarque, il ne faut parler ainsi, le bonheur existe, comment ferait-on s'il n'existait pas, quel jour sombre vous versez sur toute chose, êtes-vous l'hiver, ou le démon lui-même? Mains non, je ne verse pas un jour sombre, personne ne verse de jour, le jour n'est pas sombre, etc. Je vous posais une question. Réfléchissez une bonne fois. Si le bonheur existe, au sens du mot existe, il se manifeste. Où se manifeste-t-il? Au sens du mot manifeste, dans un des quatre règnes de la nature. Bien répondu. Dans les minéraux? [...] Dans les végétaux? [...] Dans les animaux? [...] Représentez-vous un homme heureux, imaginez sa journée... C'est le fameux tas de sable: à partir de combien de grains y a-t-il un tas, mais vous pouvez concevoir un instant de bonheur, quoique ces deux termes déjà étrangement couplés par une préposition qui exprime le partitif alors que le bonheur est un absolu insécable, quoique ces deux termes jurent ensemble puisqu'ils supposent l'infini fini, vous pouvez concevoir un instant de bonheur, deux instants, quatre instants de bonheur. Cependant à partir de combien d'instants y a-t-il à proprement parler bonheur? Vous n'aurez pas l'insolence d'avancer un chiffre. [...] Oui, vous pouvez concevoir quatre instants de bonheur. Même les concevoir en même temps. Vous ne pouvez pas les additionner [...]. Retenez de tout ceci deux choses: bonheur est une idée limite qu'il faut laisser aux mathématiciens, et, aussi, vous ne savez pas ce que vous dites quand vous dites quatre.

  Traité du style, p. 104-108

• 1956
  

  Le bonheur c'est un mot terriblement amer
  [...]
  Le bonheur comme l'or esr un mot clabaudé
  Il roule sur la dalle avec un bruit de dés
  
  Qui parle du bonheur a souvent les yeux tristes
  N'est-ce pas un sanglot de la déconvenue
  Une corde brisée aux doigts du guitariste
  Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
  Ailleurs que dans le rêve ailleurs que dans les nues
  Terre terre voici ses rades inconnues
  
  Croyez-moi ne me croyez pas quand j'en témoigne
  Ce que je sais du malheur m'en donne le droit
  Si quand on marche vers le soleil il s'éloigne
  Si la nuque de l'homme est faite pour la poigne
  Du bourreau si ses bras sont promis à la croix
  	Le bonheur existe et j'y crois

  "Prose du bonheur et d'Elsa", Le Roman inachevé, L'OEuvre poétique, 2^e éd., tome V, livre XII, p. 628-629

• 1966
  Dans Le Roman inachevé, qui est à peu près tout ce que j'ai écrit de directement autobiographique, il y a un poème, le dernier du livre, qui s'appelle Prose du bonheur et Elsa... tout se passe comme si on n'y avait entendu qu'un seul vers:
  

  	Le bonheur existe et j'y crois

  qui, pour moi, est un cri de malheur, si vous voulez savoir, mais ce cri se tourne vers Elsa et il décrit ce que j'ai connu de plus proche du bonheur: les instants où Elsa me lisait ces histoires qu'elle écrivait... à chaque fois...

  Conférence-Spectacle, p. 45

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