Matthieu Galey sur Aragon
 

    Lu de l'Aragon (les Yeux d'Elsa). Classique, classique, classique. Et splendide!
 Matthieu Galey,
Journal 1953-1973, p.  33 (5-10-1953)

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    Déjeuner avec [Maurice] Druon, très "grand frère, qui me renouvelle ses conseils et ses interdits. [...]  Au dessert, nous chantons à deux voix les louanges de la Semaine sainte. Maurice trouve que c'est "de l'unanimisme réussi". Pour moi, c'est surtout le premier chef-d'oeuvre  romanesque écrit par un communiste français depuis la guerre. La preuve, unique hélas! qu'on peut avoir sa carte et un génie souverain, libre jusqu'à l'insolence absolue.
Matthieu Galey,
Journal 1953-1973, p.161 (06-01-1959)

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    [Jacques Chardonne à Matthieu Galey:] "Je suis de droite parce qu'elle est généreuse... Tenez, nous, nous disons de la Semaine sainte que c'est un grand llvre. Peu nous importe qu'Aragon soit communiste ou pas..."
 Matthieu Galey,
Journal 1953-1973, p.  163 (02-02-1959)

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    Au Masque et la Plume: Aragon . Il est venu réciter des passages de son prochain livre, Ie Fou d'Elsa. Beau, avec le profil net, les cheveux bien blancs; le complet croisé bleu sombre : un P-DG. Il dit quelques mots: précieux,  un tantinet poseur. Puis il s'installe et se met à déclamer - oui, déclamer ! - pire que Malraux (plus Comédie-Française), enflant la voix au rythme des vers, victorhuguesque, ridicule. Les vieilles dames un peu réticentes - un communiste ! - ne tardent pas à se pâmer, reconnaissant un des leurs : un poète du XIXe. Evtouchenko lui a tourné la tête... Kanters chuchote : "On se croirait chez Mme de Bargeton !"
Seule dans une loge, Elsa, l'oeil mi-clos, hume  cet encens. Tandis que Bastide, bras croisés, tête basse, adopte l'attitude d'un croyant à l'élévation. Cabotin ou sincère ?
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  282 (29-XI-1963)

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    Aurais dû noter, depuis plus d'une semaine,  le récit de mon dîner au restaurant  l'OEnothèque, rue de Lille,  avec les Aragon  et les Nourissier, aux frais d'Edmonde Charles-Roux, miracle d'éducation mais mécanique si parfaite qu'on ne songerait point à lui chercher une âme..
    Aragon , grand bourgeois, correct  dans son costume bleu  sombre, un superbe vieillard  avec des cheveux de neige, un visage régulier à peine abîmé, et une bouche belle, mais un peu veule, et un regard malicieux qui pourrait être traître. Elsa, tassée, rhumatisante. Ce ne sont plus, en elle, les yeux qui frappent mais les dents, la mâchoire supérieure pointue qui découvre un sourire en étrave, un peu carnassier, et qui garde quelque chose de juvénile dans son imperfection.
    Dès l'arrivée de Totote (Aragon, chaque fois qu'Edmonde se lève, bondit en petit garçon bien élevé), Aragon se précipite sur la main de l'arrivante et la baise. Ma surprise de bourgeois à préjugés qui croit encore aux révolutionnaires, le couteau entre les dents... Dès que François Nourissier arrive, il se plaint d'une dent malade, d'une insomnie, que sais-je ? Et Aragon, gouailleur mais sec : "Écoute, François (car ils se tutoient, malgré la différence d'âge, et François se délecte et se gargarise, en répétant, à tout bout de champ et hors de propos : "Louis, Louis"...), écoute François, dit Aragon, le Petit Bourgeois c'est écrit, c'est publié : maintenant, c'est fini."
    Mais, à ma grande surprise - non feinte (et j'en avais eu une autre en recevant le matin -  A. ne pouvait pas savoir qu'il dînerait avec moi - une dédicace ainsi conçue : "À M.G. dont l'avis ne m'est pas indifférent" -, sublime à la fois de coquetterie, de condescendance et d'adresse), à ma grande surprise, Aragon, pendant tout le dîner, néglige complètement Nourissier, lui tourne le dos pour me faire exclusivement un grand numéro de charme.
    Comme on a dû lui dire ou comme il pense - l'un et l'autre étant faux du reste - que je suis un homme de droite, le thème est : oui, je suis un communiste, mais un communiste intelligent qui a toujours combattu pour la liberté de l'intelligence, qui a défendu Picasso contre Fougeron, qui maintiendrait les métiers de luxe (la couture, l'artisanat, les antiquaires) dans un régime socialiste, et qui publie des textes d'auteurs soviétiques mal vus par le régime, même et surtout si le gouvernement soviétique ne souhaite pas leur traduction en français.  En somme, une manière de résistant de l'intérieur, comme on devait pouvoir en rencontrer au gouvernement, sous Vichy, et qui vous susurraient qu'ils faisaient du sabotage à la barbe des Allemands, tout en restant dans l'entourage du Maréchal...
    Tout cela si bien fait que je reste ébaubi, enchanté, enfin, sous le charme.
    Il raconte de nombreuses histoires,  sur ses fameux duels avec M. Lévy, des Écoutes, avec Lévinson, dont il jetait les meubles par la fenêtre, avec Maurice Martin du Gard.  Il raconte aussi le scandale de la Closerie des Lilas qui fut, trois ans avant de le connaître, l'occasion pour Elsa de le voir, à la fenêtre, criant : "Vive Abd el-Krim !" Après quoi, prétend-il, cinq mille policiers vinrent troubler la manifestation. Cinq mille, c'est peut-être un peu beaucoup. .. Comme je proteste : "Mais ils croyaient tous que le grand soir était venu ! Et moi, gandin comme toujours, je portais un splendide smoking... merveilleuse tenue pour accueillir la révolution
    Tout cela est venu de l'affaire Mauriac-Peyrefitte. Aragon, qui a peut-être des faiblesses à se reprocher (Crevel), est violemment opposé à Peyrefitte. "Autrefois, dit-il, Mme Mauriac serait allée tuer Parinaud , comme Mme Caillaux a tué Calmette."
    Pendant le dîner, il exige, comme Balzac, des vins doux avec la viande rouge, en disant que c'est là la bonne tradition. "De plus, ajoute-t-il, pour me rassurer, sans doute, je suis snob. Tout le monde sait cela." (Et Marie-Laure prétend que c'est l'homme de France qui connaît le mieux l'histoire de la famille de Noailles).
    On a aussi beaucoup parlé (Elsa) de Chlovski (sans enthousiasme de sa part, bien qu'elle soit l'héroïne de Zoo), de la pointure de Maïakovski (46) et du général Pechkoff, extraordinaire aventurier qui fut vers 1905 le fils adoptif et spirituel de Gorki, avant de devenir un général français baroudeur, ambassadeur pendant la guerre auprès de Tchang Kaï-chek.
    Retour à pied, rue de Lille, en léchant les vitrines des antiquaires. Remarquable érudition d'Aragon, imbattable sur les styles, etc. Puis, je les regarde partir, couple illustre, très seigneurial, dans le somptueux coupé grand sport de Nourissier.  Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  306-308 (15-06-1964)



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    Les Nourissier, Edmonde, le général Pechkhoff , les Aragon, Cartier-Bresson
    Un Aragon détendu, qui venait de recevoir les premiers exemplaires des OEuvres croisées.  Pour l'occasion, il était allé chez le coiffeur. Tondu ras, il ressemblait à un militaire en retraite. Beaucoup de trucs chez lui que je découvre petit à petit. Ainsi, quand il raconte quelque chose d'anodin, de temps en temps, il prend un regard vague, lointain, et termine ses phrases par un long grondement menaçant, lourd de secrets informulés, ce qui teinte de mystère n'importe quoi. Il crée consciemment le malaise, il aime que l'air, autour de lui, soit électrique. Mais c'est lui-même qui branche le courant.
    Cardiaque, il ne peut plus prendre l'avion. Avec Elsa, ils partiront en Russie  par le train : deux jours et demi. "C'est délicieux. C'est le vrai luxe", dit-il, avec une sincérité désarmante, dépourvue du moindre complexe vis-à-vis des camarades déshérités.
    À Totote, qu'il aime bien - son ricanement  quand Nourissier raconte que sa femme a conservé des photographies qui la représentent, elle, le visage tourné vers un ou des personnages qu'elle a soigneusement découpés et qu'il est intrigué par ces inconnus :"Tiens! il est jaloux, il est jaloux."  Aragon semble ravi, sardonique, comme s'il prenait sur d'autres une revanche - , à Totote, donc, il lit le menu du restaurant, menu rédigé en vers. Et il lit de ce ton emphatique très particulier, très Mounet-Sully. Effet comique d'entendre ce tragédien lire : "Essayez nos glaces à la fromboise - dégustez la troublante myrtille", etc. N'importe quoi, avec le ton,  devient de l'Aragon .
    Mis en verve, il nous cite un vers, superbe :
    "'Le passé, c'est un second coeur qui bat en nous.' Savez-vous de qui c'est? Ces jeunes gens ne connaissent rien. Sollers non plus n'avait jamais entendu parler de Bataille. Car c'est de Bataille, un grand poète."
    Tiens, tiens! On parle de Déroulède, de Hugo. Et Aragon , c'est du Bataille simplifié, où l'on aurait gommé les virgules et les points de suspension. Mai, en effet, le Beau Voyage, c'est excellent, parfois.
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  320-321 (24-11-1964)


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   Rencontré Aragon - et Elsa, bien entendu. Un quart d'heure de conversation dans le noir (avec Kanters) pendant une panne d'électricité , au théâtre de Paris. Aragon dit que le Paysan de Paris va paraître en édition de poche.
    MOI. - C'est un livre assez difficile, un peu surprenant pour le grand public. Y aura-t-il une préface?
    ARAGON. - Non, pourquoi? Mon opinion sur le Paysan n'a pas varié!
    MOI. - Je voulais dire une préface de quelqu'un d'autre, pour expliquer...
    ARAGON. - Une préface! Ai-je une tête à supporter une préface! Vous ne m'avez pas regardé!
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  327 (21-09-1965)

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    Dîner Aragon.  Pechkhoff [sic!]. Edmonde. Nourissier. Très primesautier, le maître. On parle du dernier livre de Le Clézio (très beau).
    ARAGON. - On ne peut pas avoir du génie et cette beauté.
    NOURISSIER. - Et toi?
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  342 (20-03-1966)

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    À déjeuner, hier, chez Maxim's. Aragon raconte pourquoi  il a commencé des études de médecine. : "Comme mon père n'avait pas épousé ma mère, j'étais en quelque sorte la honte de la famille. On voulait que j'aie au moins une carrière honorable..."
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  365 (12-04-1967)

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    Dîner chez les Aragon pour fêter le nouvel an (orthodoxe) avec Edmonde Charles-Roux, Guy Béart (et un mannequin de porcelaine nommée Véronique), les Marabini qui reviennent de Sibérie, et une dame russe veuve d'un SR et guitariste de salon.
    Dans cet appartement de grand luxe, après un repas somptueux (caviar  envoyé par Lili, vodkas diverses offertes par l'ambassade [soviétique], vins blancs bulgares, et sublimes bordeaux provenant de chez les Philippe de Rothschild), impression de figurer sur une gravure du XIXe siècle : "soirée chez Pouchkine", ou "concert à Iasnaïa Poliana". Le décor, les gens, les chansons, le clair-obscur (parce que Elsa ne supporte ni la fumée ni la lumière), tout cela extraordinairement anachronique, chez le maître de la gauche extrême. Marrant. Et merveilleux. Et ce soir même, à Moscou, on a condamné à cinq et sept ans de prison des écrivains coupables d'avoir dit ce qu'ils pensaient. Mais nous n'avons pas parlé de ça! Ni du limogeage de Novotny, chez qui les Aragon, l'an dernier, ont passé leurs vacances, dans un château mis à leur disposition par le gouvernement tchèque. Marrant aussi. Et un peu sinistre tout de même.
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  380 (13-01-1968)


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    Chez les Nourissier, dîner Aragon, Edmonde - et moi, élément neutre idéal. Situation un peu électrique, parce que François Nourissier n'a pas vu les Aragon depuis le mois d'avril, ce qu'ils lui reprochent avec une aigreur non dissimulée. Ces éternels persécutés sont très sensibles à ce genre d'abandon, ils ont l'habitude. Entre-temps, de plus, Elsa a été malade du coeur, et elle joue là-dessus férocement.  Le moment des retrouvailles est aussi particulier parce que Aragon vient de publier la veille un éditorial vengeur sur la délation en Tchécoslovaquie, texte complaisamment reproduit par toute la presse (bourgeoise).Il assure qu'il a écrit cela sans en référer au parti et que la seule fois que le fait s'est produit, c'est pour Siniavski-Daniel, protestation écrite sur la demande de Valdeck, et très légèrement censurée par lui. Mais nous avons peine à le croire car le texte a des allures très politiques, destiné manifestement à calmer les réticences des socialistes, refroidis par les événements tchèques. De même, c'est avec des accents de sincérité trop indignés pour être vrais qu'il nie toutes relations avec Kouznetsov, qui le met directement en cause dans ses révélations. Curieuse, cette existence vouée à la fidélité, la patrie, Elsa... et qui l'oblige à ces tortueuses reptations perpétuelles où la vérité devient un fait abstrait qui n'a plus que de lointains rapports avec la réalité. Il en va de même avec Elsa qui parle maintenant de l'Union soviétique comme ne le ferait plus une Russe blanche.
    Je les surprends en flagrant délit de roman. À propos de l'Ange Bleu, Aragon dit qu'il a assisté à la première à Berlin. "Moi aussi, dit Elsa! - Alors, nous aurions dû nous rencontrer...", etc. Or, la première de l'Ange Bleu est certainement postérieure à leur fameuse rencontre qui date de novembre 1928 - "comme chacun sait", dit Aragon, royal, parlant déjà de leur couple avec le détachement des grands - gâtisme ou poésie?
    Longue conversation sur les amours de Maïakovski avec Mme Libermann. D'elle à sa belle-mère, l'extravagante Mme Pascar, on fait le tour de l'Europe et de l'Amérique entre deux guerres, car elle habitait un appartement voisin de celui de Colette Jeramec, femme de Drieu La Rochelle, etc. Aragon s'émerveille du cycle romanesque formé par tout cela, ajoutant que Mme Libermann fut la maîtresse de Wormser dont le fils, ambassadeur en URSS, entre en relation avevc Lili Brik, soeur d'Elsa, maîtresse elle aussi de Maïakovski, etc.
    Elsa, elle, raconte qu'elle aurait dû s'appeler Marguerite. Il me semble que tout son destin en aurait été changé.
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  400-401 (08-10-1969)

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    Mort d'Elsa que j'apprends par un coup de téléphone de la radio pendant une réception chez Privat. Sur le moment, incapable de retrouver un titre, une idée. Ne me souvenais que de cet oeil froid, de cette mâchoire serrée. De ce sourire aussi.
    Pas été aux obsèques à l'Humanité, mais au cimetière de Saint-Arnould [sic!]. Après une longue attente sous le soleil, le cortège arrive enfin. Rien n'est prêt pour recevoir le corps  (il s'agit d'un catafalque provisoire puisqu'elle sera inhumée dans le jardin du moulin). Pendant qu'on dresse quelque chose en hâte, interminable station de la DS dans laquelle  je retrouve Aragon et Lili. On vient lui faire des condoléances à la fenêtre, lui serrer la main. Totale irréalité de cette situation, comme si une bureaucratie mystérieuse hésitait à recevoir ce corps et ceux qui l'accompagnent. Aragon, le visage ravagé, avec ses taches rouges soulignées par la fatigue et la sueur, me dit cette phrase curieuse: "Jusqu'à présent, j'ai fait le malin, mais maintenant je suis à bout."
    Plus tard, quand on défile, la famille se compose strictement de Lili, caricature d'Elsa en guenon, avec des tresses rouges et un petit ruban noir au bout, et de B. qui doit toujours avoir l'air d'un croque-mort au naturel.
    Le Parti défile au complet (le comité directeur, s'entend), par ordre hiérarchique, Marchais en tête. Aragon est sur une marche. Quand Duclos veut lui donner l'accolade, il a l'air d'un enfant accroché au cou d'une grande personne.
    À moi - qu'il prend pour Pierre Bergé, il dit : "Merci d'être là, les vieux comme moi, ça se souvient."
    Edmonde me raconte que depuis la mort d'Elsa  il boit, regarde passer les femmes et parle d'aller faire un voyage en Italie (qu'elle haïssait). Mais il ne ferme pas l'oeil de la nuit. Pierre, lui, me dit que pendant la veillée il a fait d'atroces plaisanteries sur les télégrammes de condoléances. Attitude et gêne des présents. Et à toutes les fenêtres, des malabars communistes, pour l'empêcher de faire une bêtise.
    Mais il n'a pas du tout perdu la tête. Il sera peut-être un veuf très inattendu, pas du tout geignard.
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  415 (Juin 1970)

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    Suivi Aragon, rue des Saints-Pères, puis boulevard Saint-Germain, pendant un quart d'heure. Il s'arrête longuement , l'air penché comme toujours, avec ce sourire accroché sur le visage qu'il a quand il s'oublie, devant toutes les vitrines, aussi bien l'antiquaire, le papetier, le tailleur. La seule boutique sautée, c'est une librairie.  Manifestement, il est dans une espèce d'ailleurs, ne voyant rien de ce qu'il regarde, comme un homme perdu, ou  amnésique. Puis il finit par entrer aux Laines Écossaises.
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p. 421 (15-10-1970)

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    Veuf, non pas joyeux mais égaré, Aragon, dit Edmonde, vient de passer la nuit chez Castel!
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  424 (08-12-1970)

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    Coup de fil de Banier : "Je viens de voir Aragon. Il trouve mon roman épatant. Il m'a dit: 'Petit, c'est bien.'"
    Coup de fil d'Edmonde : "Aragon a lu mes quatre premiers chapitres. Des éloges inouïs. C'est cent coudées au-dessus d'Oublier Palerme.
    - Tiens, il lit beaucoup en ce moment. Il vient aussi de lire Banier.
    - Oui, je sais. Mais si vous saviez comme il le traite. Il dit à la bonne : "Pour M. Banier, je suis parti pour six jours."
    - Mais il lui a dit qu'il aimait aussi son bouquin.
    - Il faut le comprendre. Dans son état, il a besoin de compagnie."
    Indulgence compréhensible.
    Selon le même procédé, on meurt du cancer sans le savoir. Le narcissisme et l'illusion, mamelles du bonheur.
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p.  434 (17-02-1971)

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    Aragon, dont elle [Edmonde Charles-Roux] dit qu'il se tue consciemment en ne se couchant plus, en dormant trois heures seulement, etc. Hier, il est tombé dans la rue; le coeur. Tout le visage tuméfié. "Un revolver, dit-il, tout le monde peut en acheter, qu'est-ce que vous croyez? Je veux mourir gaiement."
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p. 436-437 (04-03-1971)

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    Un article d'Aragon sur Banier [Les Lettres françaises, 02-06-1971]. Ou les égarements de la passion. Mais la belle courbe de cette vie, qui a commencé dans les insolences dadaïstes et s'achève dans cette extravagance juvénilo-sénile! Après la longue pénitence communiste et cet amour légendaire pour Elsa.
    Un déjeuner Banier-Aragon chez Maxim's. Dans quel autre pays au monde une telle incongruité est-elle possible?
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p. 440 (02-06-1971)

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    Aragon me refuse de collaborer à une émission sur Breton : "Chaque fois que je parle du surréalisme, on m'accuse de faire de l'exhibitionnisme. Alors, je ferme ma braguette."
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p. 443 (13-09-1971)

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    Dans la rue de Richelieu (une exposition Elsa demain), je rencontre Aragon, superbe, avec une chemise à pois, et une sveltesse de jeune homme dans son costume cintré. Je lui dis: "Vous êtes très beau. De plus en plus beau.
    - C'est parce que je vieillis. Quand on vieillit, on fait fructifier sa légende. Les gens me disent toujours que j'étais beau dans ma jeunesse. Eh bien, j'étais très laid. La légende, hein?"
    Puis un sourire, un hennissement plein de sous-entendus, et la fuite.
    Plus de soixante-quinze ans, et la beauté du diable, pourtant.
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p. 445-446 (09-02-1972)

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    À ce moment, survient Aragon qui sort de chez lui, deux maisons plus loin [...]
    [...] On va au café. Aragon, avec des cheveux blanc-jaune qui lui tombent sur les épaules, la démarche alourdie, hésitante (il vient d'être malade), le visage mâché, creusé, quadrillé comme celui de certaines vieilles femmes qui se sont trop fardées, et toujours l'oeil bleu, tout jeune, d'un autre siècle dans ce masque ravagé, et la denture de lapin, découverte sur un sourire serré, et légèrement de travers, ce qui lui donne toujours un air complice, coquin et entendu. Pas dupe. Il est d'ailleurs toujours revenu de tout.
    "Vous voyez un homme qui s'est guéri seul. Je ne vais acheter des médicaments qu'après." (Nous entrons dans une pharmacie; il donne les papiers au préparateur : "Vous me ferez mes écritures, n'est-ce pas, comme d'habitude.")
    "J'ai décidé de ne plus tousser. Je ne tousse plus. Et ce médecin m'a dit que je n'avais rien. Il n'empêche que j'étais au lit pendant quinze jours."
    Nous allons au café. Il prend un Schweppes. Devant moi, j'ai une sorte de vieux savant, pas très loin du clochard, malgré son élégant costume beige.
    "Savez-vous (ce sera un long monologue) que je vais avoir soixante-quinze ans demain? On voulait me faire un jubilé, on avait déjà loué la Mutualité, le Palais des Sports. J'ai tout refusé. Écouter des imbéciles dire des idioties et remercier poliment. Vous ne m'avez pas regardé. Presque aussi ennuyeux que les thèses qu'on vous envoie. J'en reçois trois par semaine. Il y a parfois des gens qui viennent d'Amérique exprès pour me voir. Je ne les reçois pas. Et quand je me suis laissé aller à recevoir une jeune fille parce qu'elle était jolie, ou un garçon parce qu'il était agréable à regarder, quand je leur ai montré des documents ou des inédits, toujours des catastrophes. Pour la postérité, je compte sur mon traité avec Gallimard qui est mon héritier à condition que les oeuvres d'Elsa et les miennes (cent volumes) soient constamment disponibles pendant cinquante ans. Ensuite, je suis tranquille. On aura échappé au trou. La Pléiade, soyez tranquille, dès que j'aurai tourné le dos, hein?... J'ai refusé parce qu'on n'a pas voulu m'y mettre au début sous prétexte que mon oeuvre n'était pas achevée. Ensuite, on a pris Montherlant. Il faut croire que mes ouvrages ne valent pas ceux de M. de Montherlant... Ils attendront. D'ailleurs, ce serait perdre son temps que de corriger tout cela. Car les fautes deviennent définitives dans ces bibles. Il faut corriger tout avec minutie.
    "Pour l'instant, j'ai un roman commencé en 1967, des nouvelles, des poèmes que j'essaie de retrouver et je vais rassembler toutes mes poésies. Mais qu'est-ce que c'est que la poésie? C'est quand on va à la ligne, quoi? Tout cela se mélange, chez moi.
    "Les chansons. Je ne suis pas capable de les reconnaître quand on les chante. Je me dis : 'Tiens, c'est pas mal', mais je ne sais jamaisque c'est de moi. J'envie les musiciens. Rue de la Sourdière, les ouvriers sifflent le Boléro de Ravel. Cette nuit, je me suis réveillé, j'ai mis la radio. Je suis jaloux du type qui a composé Pop corn.
    "Cet appartement où je suis? Oui, j'y reste. Le gouvernement me protège. Le prochain?... Ce n'est pas si sûr... En tout cas, du coup je protège aussi les deux autres vieilles dames qui habitent la maison. Je suis le Bon Dieu de la rue de Varenne. Je me suis installé là en 1960, pour écrire l'Histoire parallèle avec Maurois, ainsi nommée puisqu'on ne se rencontre jamais, comme il se doit. On a d'ailleurs réédité ma partie, récemment. Pas la sienne... Les professeurs ne doivent pas s'intéresser à lui. Mais ils réhabilitent n'importe quoi. La platitude de l'oeuvre n'a pas d'importance. Il suffit d'une mode. J'ai vu des choses incroyables dans ma vie. Par exemple, en ce moment, on croirair que le Grand Jeu a eu quelque importance. C'est à peine si le surréalisme n'en descend pas! Ce n'était rien du tout. Des plaisanteries d'écoliers de province. Nul..."
    Et puis il m'annonce la mort prochaine, dans deux semaines, des Lettres françaises. Il est manifestement très triste de cela, mais il a préféré payer trois collaborateurs (avec un dédit important) plutôt que de prolonger artificiellement la vie du journal.
    Devant chez lui, nous contemplons l'affreuse maison construite par Walter en 1924. La défiguration du quartier n'a pas attendu le gentilhomme percheron... "Duchamp me disait : 'N'importe quoi devient beau après cinquante ans'... sauf les hommes. Adieu."
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p. 460-461 (02-10-1972)

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    Depuis la mort d'Elsa, outre la transformation surprenante de ses tenues (noeuds papillons de couleur, chemises  bariolées, blousons de daim, manteaux de cuir, cheveux longs, etc.), Aragon a gagné dix centimètres. Jadis, il était toujours penché sur sa petite femme, comme un protecteur, un arbre ployé. Le voici libéré, affrontant la vieillesse de toute sa taille, raide. Il attend sa fin debout, avec un air d'arrogance qui lui fera peut-être peur.
Matthieu Galey, Journal 1953-1973, p. 496 (02-11-1973)

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    Rencontré, dans un restaurant à la mode, Aragon en compagnie de celui qui n'est ni Ristat ni Banier. Le cheveu court, une fine moustache blanche bien taillée. Je lui dis que cela lui donne un air militaire. Du reste, il a toujours eu du goût pour la stratégie et les faits d'armes. Il suffit de lire les Communistes. "Savez-vous que je suis couvert de médailles? J'en ai une poitrine pleine - un temps - comme un maréchal soviétique - nouveau temps - mais celle dont je suis le plus fier, c'est l'américaine, donnée par l'Académie. Certaines sont superbes, le Cèdre du Liban par exemple, mais où mettre ça?
    - Sur votre habit, quand vous aurez le prix Nobel.
    - Aucun danger, je ne suis pas traduit en suédois. Même là-bas, je fais peur."
Matthieu Galey, Journal 1974-1986, p. 23 (16-12-1974)

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    Les jambes raides, mais arquées, [Paul] Morand camoufle ses douleurs dans une sorte de marche élastique étrange, comme celle d'un personnage de dessin animé. Même chose[...] chez Aragon, courbé, qui avance cependant au pas de chasseur comme un Indien sur le sentier de la guerre. Coquetteries d'octogénères.
Matthieu Galey, Journal 1974-1986, p. 32 (fin mars. Pâques 1975)

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    Aragon seul, dans un restaurant de garçons, près de Notre-Dame. Voûté, l'oeil bleu toujours en alerte cependant, avec des chicots dans la bouche. Mais le corps, l'âme ailleurs. Et à côté de lui, presque collés, un petit couple de pédés qui gloussent et se moquent peut-être de ce vieillard libidineux... Je vais lui parler un moment,évoquant la fameuse séance de Saint-Julien-le-Pauvre, tout proche. Il me raconte sa première impression de théâtre : Mounet-Sully danhs OEdipe. Il prétend qu'il avait traversé la scène, ses souliers à la main, un doigt sur les lèvres, devant le rideau. Puis il était aussitôt reparu sur le plateau, les yeux crevés, bramant. Vision surréaliste. L'a-t-il inventé?
    Le voir là, seul, parmi cette jeunesse. Le coeur se serre - pire que d'être mort. Et puis, au fond, qui sait? Il est peut-être heureux, comme démobilisé. Une drogue pour les yeux, je peux comprendre ça.
Matthieu Galey, Journal 1974-1986, p. 43 (01-01-1976)

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    Hier, à Bob Wilson, le vieil Aragon, en compagnie de Renaud Camus. Ils sont au premier rang de corbeille. Toute la salle les voit. Camus n'en peut plus de satisfaction. Dix minutes plus tard, Aragon s'endort, la tête en avant, comme en syncope. Spectacle à la fois pénible et touchant. Mais Camus, craignat soudain de paraître ridicule aux yeux du Tout-Paris, lui file des coups de coude furibonds qui n'ont d'ailleurs qu'un résultat très éphémère. Il finit par renoncer à le réveiller, mais je surprends les regards qu'il jette de temps en temps sur l'épave, presque chargés de haine et pire encore : un coup d'oeil et un sourire complices échangés avec une de ses amies, assise en face, l'air de dire : "La vieille, il faut se la faire!" Aragon méprisé par un Camus...
    Cela dit, Paul Thorez, rencontré ce soir, me raconte le voyage récent dudit Aragon en URSS, pour faire tourner son Ismène, d'après Ritsos, gratifié d'un prix Lénine par la même occasion. Après avoir juré, il y a  dix ans (Tchécoslovaquie) , qu'il ne remettrait plus  les pieds là-bas tant que Brejnev y régnerait encore, il l'a vu un quart d'heure au Kremlin, pour demander, il est vrai, la libération d'un écrivain, qui a effectivement été relâché peu après... Drôle de monde, où Rostropovitch déclarait Soljenitsyne comme le gardien de sa datcha, pour le sauver de la faim...
Matthieu Galey, Journal 1974-1986, p. 69-70 (17-0I-1978)

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    Un jour, Aragon téléphone à Bastide: "Le chauffeur est malade; peux-tu nous emmener à Saint-Arnoux? Tu déjeuneras avec nous là-bas" (c'était du temps où Elsa vivait encore).
    "J'aimerais bien, mais aujourd'hui mon fils Thomas fait sa première communion."
    Un silence, puis Aragon, impérial : "Choisis."
    Petite devinette : qu'a choisi Bastide?
Matthieu Galey, Journal 1974-1986, p. 96-97 (03-05-1979)

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   Parce que Marchais est en voyage à Pékin, on "prolonge" le pauvre Aragon mourant. Hier, il s'est réveillé de son coma. Il aurait murmuré :"Je fais ce que je peux." Pour survivre, ou pour mourir?
Matthieu Galey, Journal 1974-1986, p. 227 (12-X-1982)

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    Les funérailles d'Aragon. Vues d'en bas, au pied du bizarre tumulus herbu qui orne (?) l'immeuble du PC construit par Niemeyer, on avait l'impression qu'on allait inhumer là ce vieux chef gaulois, au terme d'une cérémonie païenne, aux rites inconnus, dont Marchais était le grand-prêtre onctueux.
Matthieu Galey, Journal 1974-1986, p. 234 (09-0I-1983)


 
 



  

 
 
 
 


   
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